LE MAITRE MEDITE TOUJOURS AU MEME ENDROIT SANS QUE CE SOIT UNE HABITUDE
Pour faire suite au billet d’hier, voici un texte sur le fait de lutter contre les habitudes, c’est tiré du Monde de Sophie de Jostein Gaarder (Editions du Seuil, 1995) :
« T'ai-je déjà dit que la seule qualité requise pour devenir un bon philosophe est notre capacité d'étonnement? Sinon, je te le répète maintenant: LA SEULE QUALITE REQUISE POUR DEVENIR UN BON PHILOSOPHE EST DE S'ETONNER.
Tous les petits enfants possèdent ce don. Il ne manquerait plus que ça. Après quelques mois à peine, ils se retrouvent projetés dans une toute nouvelle réalité. Il semble toutefois que œ don de s'étonner se perde en grandissant. Pourquoi ça ?
Si un nourrisson avait su parler, il aurait sûrement exprimé son étonnement de tomber dans un monde étrange. En effet, même si l'enfant ne peut parler, il n'y a qu'à le voir montrer du doigt toutes sortes de choses et saisir avec curiosité tout ce qui lui passe à portée de la main.
Avec l'apparition du langage, l'enfant s'arrête et se met à crier «Ouah ouah! » dès qu'il aperçoit un chien. Nous voyons l'enfant s'agiter dans sa poussette en levant les bras: « Ouah ouah! Ouah ouah ! »
Nous autres qui sommes un peu plus avancés en âge, on se sent un peu dépassés par cet enthousiasme débordant. « Oui, je sais, c'est un ouah ouah, ajoutons-nous d'un ton blasé, mais maintenant ça suffit, sois sage! » Nous ne partageons pas sa jubilation. Nous avons déjà vu des chiens.
Ce déchaînement de cris de joie se reproduira peut-être des centaines de fois avant que l'enfant réussisse à croiser un chien sans se mettre dans tous ses états. Ou un éléphant, ou un hippopotame. Mais bien avant que l'enfant ne sache parler correctement - et bien avant qu'il n'apprenne à penser de manière philosophique - le monde sera devenu une habitude.
Quel dommage! si tu veux mon avis. »
Mais chercher à ne pas tomber dans les habitudes ne veut pas dire vivre comme un fou, s’obliger à ne jamais faire la même chose. C’est au contraire, être capable de faire toujours la même chose avec le fameux Esprit du Débutant dont parlait Shunryu Suzuki, que je citais hier.
« L'élève a médité dans un coin du zendo et, craignant que cela devînt une habitude, il est allé se placer dans le coin opposé. Il a voyagé aux quatre coins du zendo, et aussi dans tous les lieux où l'on méditait. Le maître a toujours médité au même endroit; pourtant, cela n'avait rien d'une habitude. »
Alexandro Jodorowsky, Le doigt & la lune, Editions Albin Michel, 1997